Le 21 avril 2018, trois Français, Philippe Fort, Denis Colombe et Frédéric Kocen, ont réussi l’exploit de traverser en relais la Manche à la nage au mois avril dans une eau à 9-10°C. Le récit qu’en fait Philippe Fort sur son blog (www.philolibre.com) est…glaçant :
« Jamais je n’ai dû aller puiser aussi profond en mon moi intérieur. La résistance au froid a ses limites mais là, le 21 avril, j’ai vraiment repoussé les miennes. Une heure de nage…deux heures de repos, était le timing imposé par ce défi fou de traverser la Manche à trois en plein milieu du mois d’Avril. Dès la sortie de l’eau et la difficile remontée sur le bateau, le pire nous attendait. Péniblement je devais me sécher, m’habiller avant que les tremblements n’interviennent. Croyez-moi ils sont vite arrivés et là, il fallait faire preuve de courage. Une heure de tremblement en moyenne pour chacun d’entre nous était donc la sanction à la sortie de l’eau. Une fois rhabillé avec 3 épaisseurs de pantalons, idem pour le haut du corps…les moonboots mises avec des grosses chaussettes de laine, le bonnet…je m’enveloppais dans un duvet puis, couvert d’une couverture, je m’allongeais à même le sol afin d’être abrité de la brise maritime présente en pleine mer. Le souffle court et rapide, le corps tremblant, j’attendais entre 45′ et une heure que ce phénomène se passe. Ensuite j’arrivais à m’endormir entre 15 et 30’… »
Que ces trois nageurs, qui sont des spécialistes français de la nage en eau glacée souffrent, autant dans une eau à 10°C montre une chose : personne n’échappe à l’hypothermie. Si l’on ne peut éviter l’hypothermie, il est essentiel de bien maîtriser le phénomène, de connaître parfaitement ses propres limites et de bien se préparer.
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Dans le cadre de ma préparation à la traversée de la Manche, j’ai mené des expériences scientifiques sur la thermorégulation corporelle en lien avec la Ligue d’Ile de France de Natation. L’expérimentation repose sur un matériel de la société Bodycap, qui permet, au moyen de l’ingestion d’une pilule, l’e-Celsuis, connectée à un moniteur, de mesurer en continu la température du corps. Voici les principales conclusions et enseignements que l’on peut en tirer pour la natation en eau libre et les raids en mer type traversée de la Manche à la nage.
Enseignement n°1 : attention à la température de l’eau!
Il y a eau froide…et eau froide : pour le nageur d’eau libre, le thermomètre est aussi important que le maillot et les lunettes.
La théorie dit que la perte de chaleur est proportionnelle à l’écart entre la température de l’eau et la température corporelle (37°C). Cela semble conforme à mes observations. Ainsi, on perd sa chaleur deux fois plus vite dans une eau 17°C degrés (température Manche en été) que dans une eau à 27°C (température piscine), et trois fois plus vite dans une eau à 7 degrés.
Mes premières expérimentations en eau libre ont été réalisées lors d’un stage raid en mer de trois jours, du 6 au 8 avril 2018 (Open Water Swim Camp Jacques Tuset) dans une eau à 12-13 degrés. Le graphique ci-dessous montre l’évolution de ma température corporelle en fonction du temps, en minutes, passé dans l’eau.
La chute de température a été extrêmement rapide, de l’ordre d’un dixième de degré toutes les minutes pour la première sortie (courbe en bleu), et spectaculairement forte puisqu’elle est descendue en dessous des 30 degrés au bout d’une heure. La baisse ne semble marquer aucun pallier, elle ne s’interrompt que lorsque je sors de l’eau.
Au niveau des sensations, j’ai connu très exactement ce que décrit Philippe Fort : dans l’eau, cela allait à peu près, j’ai eu froid au début, en rentrant, mais mes douches froides et mon stage en eau glacée m’y avaient accoutumé ; puis la douleur s’est peu à peu anesthésiée peu à peu. En dessous de 33°C, la lucidité est altérée, et en dessous de 30°C on ressent une grande fatigue. Le plus dur est l’après, le retour à terre, une longue période de forts tremblements jusqu’à ce que la température corporelle repasse au-dessus des 36°C.
Lors de la 2ère sortie, ma température a chuté également rapidement dès l’immersion dans l’eau, un tout petit peu moins rapidement car je nageais à rythme plus soutenu. La troisième sortie, le samedi après-midi, montre quant à elle une baisse de température plus élevée, signe que la fatigue a amoindrit la capacité à fournir un effort, le corps émet donc moins d’énergie et refroidi plus vite.
Enseignement n°2 : intégrer le facteur temps
La température corporelle évolue en fonction de la température de l’eau et temps passé dans l’eau comme représenté sur le graphique ci-contre, calibré sur mon profil physique, supposant une intensité d’effort maintenue constante). Ainsi, dans une eau à 20 degrés (courbe verte), toutes choses égales par ailleurs, la température corporelle descend théoriquement de 37,5 à 36 degrés au bout d’une heure, à 35 degrés au bout de deux heures, 34,5 degrés au bout de trois heures…ainsi de suite jusqu’à un plancher autour de 33,5 degrés.
Tenir une heure dans une eau à 20°C est donc à la portée de tous le monde. Deux heures, ça comment à être plus difficile. Cinq à six heures, c’est beaucoup plus difficile. Si l’on perd un degré par heure, la première heure tout va bien, on est au dessus de la température du corps lorsque l’on dort. Au bout de deux heures, on est à 35°C : on commence à se sentir faible. A partir de 3 heures, en dessous de 34°C, on perd sa lucidité…Dans une eau à 16°C, la température peut descendre en dessous de 30°C après six heures, on rentre alors dans la zone critique.
Au Championnat de France d’eau libre, près de la moitié des nageurs engagés sur le 25km n’arrivent pas au bout, le froid y étant pour beaucoup. Lors de l’édition 2018 à laquelle j’ai participé, ma propre température est descendue à 33°C au cours de la troisième heure, qui correspond au moment où j’ai ralenti un peu de rythme.
Enseignement n°3 : être capable de tenir une bonne puissance dans la durée
A l’effort physique, le corps produit de la chaleur, qui vient en partie compenser la perte de chaleur liée au froid.
Au repos, la puissance dégagée par un individu de corpulence moyenne est de 200 watts : c’est pour cela que l’on n’a pas froid dans une eau à 32°C pour laquelle la perte de chaleur est de 200 watts aussi. Dans une eau de piscine (entre 27 et 29°C), la perte de chaleur est de 300 à 350 watts : on y a froid au repos, mais pas lorsque l’on nage, la puissance produite par l’organisme, en natation loisir se situant aussi entre 300 et 350 watts.
En ce qui me concerne, je produis, lors d’une distance type Marathon de natation (10km), de l’ordre de 500 watts, ce qui correspond à 45% de ma puissance maximale (VO2 max). Je peux donc nager sans me refroidir jusqu’à 23°C. A 20°C, température au-dessus de laquelle les combinaisons néoprène sont interdites pour les compétitions officielles de la Fédération de Française de Natation d’eau libre, ma température baisse.
Ainsi, lors de la 21ème étape de la coupe de France d’eau libre à Granville, je termine la course, un 5km, avec une température corporelle de 36°C, avec un passage à 35,5°C à un moment où je ralenti.
Ma chute de température à la 3ème heure du 25km de Gravelines correspond aussi à une baisse de rythme de nage. Un ordre de grandeur à retenir : une baisse de rythme de 10% est équivalent à une eau qui se serait refroidie de 2°C et réciproquement.
Enseignement n°4 : proscrire les pauses dépassant la minute
Le ravitaillement est essentiel : le corps humain n’est guère capable d’emmagasiner de quoi tenir plus de deux heures, notamment s’agissant des glucides, et sans un apport en eau d’un demi litre par heure. Il faut donc boire et s’alimenter régulièrement, au minimum toutes les heures, je préfère le faire toutes les demi-heures.
Il est essentiel en revanche de limiter au maximum le temps passé à se ravitailler, car ce sont des moments où le corps peut se refroidir très rapidement. En effet, lorsque l’on arrête de nager, on produit moins d’énergie et on perd plus de chaleur. On peut facilement perdre deux ou trois dixièmes lors d’une pause de plus d’une minutes ; multiplié par le nombre de pauses ravitaillement, la baisse peut atteindre plusieurs degrés!
Lors d’un test de six heures réalisé dans le lac du Crès près de Montpellier au mois d’avril, je me suis ravitaillé à onze reprise, en général pour une durée de 45 secondes. Le 7ème et le 11ème ravitaillement ont durée une minute trente, on voit clairement sur le graphique ci-dessous, la baisse de température qui en est résulté.
Enseignement n°5 : prendre du poids ou nager en néoprène
L’enveloppe humaine (la peau, les muscles, la graisse) est une sorte de passoire qui laisse passer vers l’extérieur la chaleur du corps humaine dont la taille des trous dépendrait de la masse graisseuse.
Les muscles protègent moins car ils ont une masse volumique presque deux fois supérieure et conduisent davantage la chaleur (x1,5). Ici aussi un ordre de grandeur utile : en terme de protection thermique, il faut 3kg de muscle pour l’équivalent d’un kilo de graisse.
Combien de kilos faut-il prendre pour traverser la Manche à la nage sans combinaison néoprène? La réponse dépend bien sûr de la puissance que l’on est capable de fournir sur la traversée. En ce qui me concerne, pour me fournir une protection équivalente à une combinaison néoprène, il faudrait que je prenne de l’ordre de 12% de surpoids : ma surface corporelle (2 m2) x épaisseur (5mm) x masse volumique graisse (0,9) = 8kg.
Une combinaison néoprène de 5mm apporte une protection équivalente à 4°C pour une baigneur immobile, 5°C pour un nageur loisir, et 6 à 7°C pour un nageur de haut niveau. En ce qui me concerne, sur une course d’eau libre type Marathon (10km soit un peu plus de 2h), ma température est stable à 23°C sans néoprène et 17°C avec néoprène. Attention à l’épaisseur de la néoprène : les moins chères sont généralement des 2mm, la protection est réduite d’un facteur 2,5.
La graisse en pot (graisse de phoque, de mouton, vaseline) est aussi un moyen d’atténuer le froid, mais cela ne replace pas la néoprène ou la prise de poids. Là aussi, gare aux illusions : il faut vraiment en mettre une bonne couche pour que cela serve à quelque chose ; pour une protection équivalente à une néoprène, il faudrait une dizaine de kilos soit une centaine de tubes de vaseline 100g vendus en pharmacie.
Par ailleurs, la vaseline ne tient pas longtemps sur le corps : elle est surtout utile pour limiter les brulures de la peau dans les zones de frottement. Les nageurs de la Manche utilisent plutôt un mélange de vaseline et de lanoline (graisse de mouton), avec au moins 60% de lanoline.
La priorité est de l’appliquer dans les zones du corps où les pertes sont les plus fortes : le coup, les aisselles, l’aine. Au delà de la graisse, en eau froide le bonnet de bain est et les bouchons d’oreille sont essentiels !
C’est fascinant et vraiment instructif ce sujet de l’hypothermie. Merci et donc ouvrage à toi. Marc
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Merci Marc
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Très belle analyse pertinente et scientifique, sur la base de données concrètes et réelles… du vécu déjà 👍
Je pourrai aussi témoigner d’une baisse de température corporelle importante lors d’une précédente traversée du lac Leman (Eau a 19°C en moyenne): 29,5°C après 3h d’efforts !
Au plaisir de partager de nos prochaines expériences en eau froide 😜 peut être à l’occasion d’une baignade cet hiver ?
D’ici là, bon courage dans la Manche.
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Merci Eddy et à très bientôt!
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